Posté par KEDISTAN | 15 Oct 2019 | Actualité, Arts plastiques et visuels, Droits humains, Livres, Répression d'Etat
Un livre de caricatures, intitulé “Duvarları Delen Çizgiler” (les traits qui percent les murs) est paru malgré tout en Turquie, parallèlement à la tournée d’une exposition.
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L’exposition “Duvarları Delen Çizgiler” est actuellement à Istanbul. Elle était visible, les 12 et 13 octobre, au local de l’association Divriği Kültür Derneği, dans le quartier Beyoğlu. Le projet de l”exposition et du livre est né à l’initiative de Görülmüştür.org, collectif et site web, qui recense les adresses des prisonniers et prisonnières politiques de Turquie.
Depuis plus d’un an, en Turquie, les contributeurs et contributrices du site, ont tenté de collecter des dessins et caricatures réalisés par des prisonnièrEs. Dans le livre, nous trouvons 22 prisonniers, dont Barış İnan, Cenan Genç, Hüseyin Yıldırım, Mehmet Enes Tunç, Mehmet Boğatekin, Melih Gürler, Ömer Özdurak, Serdar Sürücü, Aynur Epli, Menaf Osman, Özlem Özdemir, Zehra Doğan…
Tous les dessins qui y figurent portent bien évidemment, le fameux cachet des “commissions de censure” présentes dans toutes les prisons. “Görülmüştür” (“vu” en turc).
Adil Okay, de l’équipe de Görülmüştür, qui a envoyé le livre à plusieurs prisonniers se trouvant dans de différentes prison, raconte dans une interview réalisé par le journal Duvar, le processus de réalisation du livre et de l’exposition. Il dénonce aussi comment ce livre, qui pourtant ne figure absolument pas dans la “liste des livres interdits”, est censuré et son entrée interdite dans les prisons.
“Nous faisons depuis des années des projets collectifs avec les prisonniers et prisonnières, nous organisons des expositions. Cette année nous avons voulu porter les rêves de liberté des prisonniers à l’extérieur, avec leurs propres coups de crayon.
J’ai essayé de joindre près de 50 prisonnierEs, en me rendant dans des dizaines de prisons. J’ai envoyé plus d’une centaine de lettres recommandées et autant de fax [Normalement les administrations ont l’obligation de faire parvenir les fax que les détenuEs reçoivent]. Les lettres se sont perdues, ou n’ont pas été données à leur destinataires, en prétextant les fréquentes “interdictions de correspondance” mises en places comme sanctions disciplinaires. D’autres lettres me sont revenues avec le tampon “ne se trouve pas à l’adresse”, car les transferts forcés vers d’autres prisons sont aussi fréquents.
Après 7 mois d’efforts, nous avons collecté 70 caricatures originales, sur la thématique “liberté”. Nous avons réalisé l’exposition, qui contient les oeuvres de 22 artistes, collectivement, avec le soutien du collectif Homur Mizah Grubu. Et l’exposition a tourné dans plusieurs villes. Ensuite, avec les éditions Ütopya Yayınları, nous avons réalisé un livre.
Bien évidemment, nous avons envoyé le livre avant tout à ses contributeurs, contributrices en prison. Alors que le livre a pu entrer dans une dizaine de prison sans problème, certaines prisons ont commencé à interdire son accès. Une, puis deux, et ces refus ont augmenté…”
Le gag est que les dessins contenus dans le livre, portent tous le cachet de la commission de censure, donc ils ont passé la barrière de la censure en Turquie…
“Seyit Oktay, écrivain incarcéré à la prison de type T de Tokat, en parle dans une lettre qu’il nous a envoyée” dit Adil Okay : “Le fait que le livre n’allait pas m’être donné était verbalisé dans le document de décision d’interdiction du Conseil de l’éducation attaché à la Direction des prisons de type T de Tokat. Du coup, je n’ai pas pu dire que ce serait peut être une blague… Ils avaient pris cette décision parce que ‘le livre contenait des dessins et textes qui mettent en danger la sécurité de l’établissement’. Il y avait à peine un mois, un nouveau pack de loi soi-disant ‘élargissant la liberté d’expression’ avait été annoncé avec des discours flambants dans la presse. (…) Malheureusement les dessins réalisés en prison, et qui ont pu en sortir, transformés en livre, n’ont pas pu traverser en retour, les murs de notre prison.”
Adil Okay continue, “Je voudrais ajouter en complément… Comme vous le savez, après le coup d’Etat du 12 septembre 1980, les prisons de Turquie sont devenues non pas des “centres de réhabilitation des détenues” mais des laboratoires de perte d’identité. Même s’il y a eu depuis, des périodes de respirations, suite aux luttes, c’est toujours l’arbitraire qui y règne. Nous connaissons bien cet arbitraire, par les pratiques et décisions non pas seulement illégales mais souvent dénuées de conscience, des directeurs de prison, des gardiens, et des commissions de l’éducation. Les informations et plaintes que nous recevons, sur les pratiques sans aucun motif, totalement arbitraires, d’interdictions de livres, journaux, correspondance, de fouilles à nu forcées, de comptage façon militaire, d’auscultation médicale avec menottes, et même d’accouchement menottés, tortures et transferts forcés…”
La loi concernant les livres en prison est très claire. : “L’entrée à l’établissement est autorisée par l’administration, des éditions imprimées, qui seront mises à la bibliothèque, ou apportées par les prisonniers, ou envoyées de l’extérieur, à condition que leur entrée et distribution dans les campus ne soient pas interdites par décision de tribunal. (3/2/1994–94/5382K)”. En résumé, toute interdiction décidée par l’administration sans passer par une décision de justice est arbitraire et illégale.
Adil Okay dit, “Dernière nouvelle, à la prison de Diyarbakır, le livre a été refusé également à M. Enes Tunç, dont l’oeuvre y figure. Il a alors fait une requête par les voies légales et juridiques. Le Juge a refusé sa demande. Ils s’est retourné vers le Tribunal Pénal et il dit qu’il irait jusqu’au Tribunal Constitutionnel… Les prisonniers mènent une lutte aussi bien pour leur droits que pour les nôtres. Ils se battent, rien que pour lire un livre.”
Adil, précise que selon l’article 64 de la Constitution, l’Etat soutient l’artiste et les activités artistiques. “La Constitution dit cela, mais lorsqu’il s’agit ‘d’artistes opposantEs’, les lois sont mises dans le placard. Et malgré toutes les lois, les livres légaux, deviennent dans les prisons, illégaux. Il ne faut pas laisser les prisonniers, les prisonnières seulEs dans leur lutte. Les soutenir dans leur efforts pour lire des livres, est aussi un devoir des poètes, auteurEs et journalistes…”
Adil Okay finit en s’adressant au Ministère de la Justice turc, “Si les lois existent, et si elles sont uniques, dénouez ces pratiques paradoxales et poursuivez les censeurs arbitraires. Sinon, de toutes les façons, nous percerons les interdits, comme ces artistes ont percé les murs de prisons par leur crayons.”
Kaynak: Kedistan
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